Je ne me souviens plus. J'ai oublié. Consciemment ou inconsciemment ? Je ne sais pas. J'ai beau essayer de me creuser les méninges et tenter de me plonger dans les méandres de ma mémoire, je n'arrive à faire remonter à la surface que quelques bribes d'une enfance insouciante dont les morceaux ont du mal à se joindre.
Il m'arrive, rarement, de feuilleter des albums photos jaunis par le temps. J'ai alors l'étrange sensation que le p'tit bonhomme que je regarde au fil des pages défraichies, est un autre que moi, comme si j'étais le spectateur d'un long-métrage dont je ne suis pas vraiment l'acteur. En regardant les images, il m'arrive de me demander si les quelques souvenirs que j'ai sont le fruit d'une réalité inscrite dans le marbre de mon cerveau ou alors une simple construction induite par les formes et les couleurs révélées sur le papier glacé ; peut-être les deux.
Je me reconnais sans me reconnaitre. J'observe avec distance et j'essaye de comprendre l'homme que je suis devenu au travers des images du petit garçon que j'étais. Tâche délicate et jamais achevée. Il y a une chose en revanche dont je me souviens avec acuité : j'ai toujours eu le sentiment d'être différent. Pourquoi? En quoi ? Comment ? Cela prendrais des heures à expliquer, si tenté que ce soit explicable. Le fait est que je me sentais et je me sens encore aujourd'hui d'un autre monde, d'un autre univers. Oh, rassurez-vous, rien à voir avec les extraterrestres. Non, je veux simplement dire par là que je me suis toujours vu en marge de cours normal des choses, comme spectateur de mon propre destin. Cela n'a pas toujours été facile à appréhender et à gérer et il m'arrive encore de ressentir un certain décalage, mais je me suis habitué.
Ce sentiment m'a poussé dans mes retranchements et m'a poussé à apprendre à me connaître. Il m'a, par un mécanisme complexe, poussé à vivre dans le présent et dans l'action, alors même que je suis plutôt du style rêveur, enclin à m'assoir sur le rebord du monde pour le regarder s'agiter. En acceptant ma singularité, en la domptant, j'ai posé mes deux pieds sur le tapis roulant de la vie, tout en conservant la tête dans les nuages et dans une autre dimension. Je suis devenu un rêveur pragmatique, un contemplatif du réel.
Quand je dit que j'ai peu de souvenirs de mon enfance, ce n'est pas totalement vrai. Il est évident qu'il ne s'agit aucunement d'un vide total d'images, d'odeurs et de sons. Certaines choses sont bien rangées et ordonnées et il suffit de peu pour les faire ressurgir. Néanmoins, je continue à penser que ce n'est pas moi que j'observe.
Il y a néanmoins un marqueur commun à toute ma vie: j'aime voyager, je vis par et pour le voyage ; celui qui consiste à prendre un avion pour rallier un point du globe plus ou moins éloigné de mon nid douillet d’origine, tout autant que celui qui se résume à fermer les yeux et partir à l'exploration des méandres de ma propre pensée. Lequel est le plus enrichissant ? L'un est ouverture au monde et aux autres, l'autre est introspection et enfermement. L'un est don de soi, l'autre est repli sur soi. L'un est altruiste, l'autre un peu égoïste. Les deux vont de paire, comme un yin et un yang indissociables et indestructibles ; le voyage réel se nourrissant de l'aventure intérieure et réciproquement.
Le voyage, je suis tombé dedans quand j'étais petit. Bien des années plus tard, il m'est toujours impossible de me sevrer et je passe autant de temps dans les avions que les yeux tournés vers mon moi intérieur, comme un véritable aventurier de mon subconscient, même si justement en ce moment, je n'ai que le voyage intérieur pour me contenter.
Parfois il m'arrive de me demander quel fut donc ce premier voyage qui m'entraîna dans ce tourbillon nomade. Tout le monde un jour à fait un premier périple, que ce soit à 2km de chez soi ou à 10 000. Il doit donc bien y avoir un endroit qui marqua mon entrée dans le club des globe-trotters ? Honnêtement, je n'en ai pas la moindre idée. Ce que je sais par contre, car on me l'a raconté, c'est que très jeune, peut-être même avant d'avoir été conçu, mon sang ne tenait pas en place. J'ai été bercé au doux ronronnement d'une voiture, au rythme saccadé d'un train, au tangage d'un bateau ou à l'accélération d'un avion.
Je n'avais pas encore deux ans que mes parents, voyageurs invétérés eux-mêmes, m'embarquèrent pour un tour de France dans une vieille Renault 16. Est-ce là que je me suis ouvert à ma vie d'aujourd'hui ?
Au programme il y eut famille normande et amis disséminés aux quatre coins de l'hexagone. A défaut de me goinfrer de trésors culinaires, mon palais n'ayant pas encore découvert les délices d'une bonne table, j'engloutissais déjà les kilomètres de bitumes, m'enivrais de mille et un parfums et me saoulais d'un arc-en-ciel de couleurs. Très tôt donc, je dus me familiariser avec un horizon mouvant, changeant au détour d'un virage ou se sublimant après une ligne droite interminable.
Aujourd'hui, je peux faire des heures de voiture en laissant mon regard balayer le lointain sans qu'il ne s’accroche à quoique ce soit, tout en me laissant envahir par le bonheur simple de parcourir la surface du globe. Dans ces moments, je retombe en enfance et mon esprit se vide. Je lâche prise et me déconnecte pour m'emplir d'une exquise quiétude renforcée par l'idée un peu folle que j’évolue à côté de la ligne du temps.
Le matin d'un départ, proche ou lointain, aux premières notes de mon réveil, je sais que je me mets en mode voyageur et quelque soit la durée du déplacement, le temps n'a plus d'emprise. Mon corps effectue des mouvements mécaniques, mon esprit est ailleurs, à la fois loin, très loin, déjà si loin, tout en restant refermé sur lui-même. Partir est douloureux parfois, voyager est régénérateur souvent et revenir est exquis, toujours.
N’ayant pas vraiment fait le choix de voyager lors de ce premier tour de France, je n'avais aucunement conscience de ce qui m'arrivait, j'étais passif, contraint même d’une certaine façon pourrais-je dire. Mais ne serait-ce pas celui-ci finalement, ce périple, qui aura orienté tout le reste de mon existence ? Cela peut paraître bizarre, mais j'y crois car j'y ai appris à respirer, à humer, à goûter, à aimer, à toucher, à attraper, à observer et à contempler.
Honnêtement, je ne connais même pas le parcours qui fut le nôtre sur les routes de France, mais je ressens souvent qu'en me promenant dans mon pays, ma route croise et re-croise perpétuellement la ligne imaginaire que nous empruntâmes alors, ce ténu fil d'Ariane qu'aujourd'hui je continue à voir se dérouler comme une pelote de laine imaginaire.
Pendant des années, j'ai déroulé et re-enroulé ce fragile fil, m'éloignant et me rapprochant de mon point de départ. Après avoir ainsi déconstruit parfois, je me suis mis à reconstruire aussi. Non pas pour faire le chemin dans l'autre sens, on ne peut qu'avancer au cours de son existence, mais au contraire, pour apprendre d'où je viens, où je vais et qui je suis.
C'est sans doute de là que vient cette sensation très bizarre de reconnaître des endroits par lesquels je n’ai pas le souvenir d’être passé, de retrouver des odeurs et de capter des lumières, qu'à priori je ne connais pas et dont je ne pouvais même pas soupçonner l'existence. Je rapproche, je recoupe et reconstruis des images mentales à partir de la bibliothèque de mes souvenirs tout en me laissant toujours surprendre, que ce soit par un lieu inconnu ou par un site maintes et maintes fois parcouru.
Depuis des semaines je suis de retour. Je n'arrête pas de m'évader mentalement pourtant. Je pars en vadrouille. J'explore. Si je suis revenu au bercail, comme ces oiseaux migrateurs qui après des mois à surfer sur les alizés et à jouer à cache-cache avec les nuages, retrouvent leur nid douillet en s’étant repérés grâce aux étoiles et en reconnaissent à la seconde où ils posent les pattes sur le sol, qu’ils sont chez eux, je continue de faire des découvertes merveilleuses.
D'un côté, je retrouve mes repères. Le frigo est toujours là, au même endroit. La salle de bain n'a pas bougé, le salon exhale toujours les odeurs de mon enfance et je reconnais les parfums familiers de ce « chez moi ». D'un autre côté, je sais que dans quelques semaines,, voire quelques mois, je serai à nouveau sur les routes, mais qu’importe. Je m’enivre de ce qu’il m’est donné de prendre. Je me pose et je replis mes ailes en rêvant de tous ces pays traversés et en me délectant de cette chaleur retrouvée.
En attendant, #restezchezvous!
Consciously or unconsciously? I do not know. No matter how hard I try to brainstorm and try to immerse myself in the meanders of my memory, I can bring to the surface only a few bribes from a carefree childhood whose pieces hardly join.
Rarely do I go through photo albums that have turned yellow over time. I then have the strange feeling that the little guy I look at over the old-fashioned pages, is another than me, as if I were the spectator of a feature film in which I am not really the main characater. Looking at the images, I sometimes wonder if the few memories I have are the fruit of a reality written in the marble of my brain or a simple construction induced by the shapes and colors revealed on the photo paper; maybe both.
I recognize myself without recognizing myself. I observe from a distance and I try to understand the man that I have become through the images of the little boy I was. Delicate task and never completed. There is one thing, however, which I do not remember acutely: I always had the feeling of being different. Why? In what sense? How? It would take hours to explain. The fact is that I felt and I still feel today being from another world, from another universe. Oh, be assured, nothing to do with the aliens. No, I simply mean by that that I have always seen myself on the fringes of the world, as a spectator of my own destiny. It was not always easy to grasp and deal with it and I still feel a certain amount of discrepancy, but I am used to it.
This feeling pushed me to my limits and pushed me to get to know myself. This, by a complex mechanism, pushed me to live in the present and in action, even though I am more of a dreamy style guy, happy to sit on the edge of the world to watch it stir. By accepting my singularity, by taming it, I put my two feet on the treadmill of life, while keeping my head in the clouds and in another dimension. I have become a pragmatic dreamer, contemplating reality.
When I say that I have few memories of my childhood, it is not entirely true. It is obvious that I do remember images, smells and sounds. Some are are tidy and it only takes a little to bring them back. However, I still think that I am not the one I'm watching.
There is still a common marker throughout my life: I love to travel, I live by and for travelling, the action which consists of taking a plane to reach a point on the globe more or less distant from my original cozy nest, just as much as that of closing my eyes and starting from exploring the meanders of my own thoughts. Which one is more rewarding? One is openness to the world and others, the other is introspection and confinement. One is a gift, the other is a withdrawal. One is selfless, the other a little selfish. The two go together, like an inseparable and indestructible yin and yang; the real journey nourished by inner adventure and vice versa.
Traveling, I fell in when I was little. Many years later, it is still impossible for me to wean myself and I spend as much time on planes as my eyes turned towards my inner self, like a true adventurer of my subconscious, even if right now I only have the inner journey to enjoy.
Sometimes I wonder what was this first trip that led me into this nomadic whirlwind. Everyone one day makes a first journey, whether 2km from home or 10,000. So there must be a place that marked my entry into the globetrotter club? Honestly, I have no idea. What I do know, though, as I have been told, is that when I was very young, maybe even before I was conceived, my blood did not stay in place. I was rocked by the gentle purr of a car, the jerky rhythm of a train, the pitching of a boat or the acceleration of an airplane.
I was not yet two years old when my parents, regular travelers themselves, embarked me for a tour of France in an old Renault 16. Is this where I opened up to my present life?
On the programme there were Norman family and friends scattered around the hexagon to visit. Failing to stuff myself with culinary treasures, my palate not having yet discovered the delights of a good table, I was already gobbling up the miles of bitumen, getting drunk on a thousand and one perfumes and getting excited with a colorful rainbow. Very early, therefore, I had to familiarize myself with a moving horizon, changing at the turn of a bend or sublimating after an interminable straight line.
Today, I can drive for hours by letting my gaze sweep the distance without it clinging to anything, while letting myself be overcome by the simple happiness of traveling the surface of the globe. In these moments, I fall back into childhood and my mind becomes empty. I let go and disconnect to fill myself with an exquisite tranquility reinforced by the slightly crazy idea that I evolve alongside the timeline.
The morning of a departure, near or far, at the first notes of my alarm clock, I know that I put myself in traveler mode and whatever the duration of the trip, time has no hold. My body performs mechanical movements, my mind is elsewhere, both far, very far, already so far, while remaining closed in on itself. Leaving is sometimes painful, traveling is often refreshing and coming back is always exquisite.
Having not really made the choice to travel during this first tour of France, I had no idea what was happening to me, I was passive, even in some way constrained, I might say. But wouldn't it be this one, this journey, which will have guided the rest of my life? It may sound odd, but I believe in it because it's then that I learned to breathe, to smell, to taste, to love, to touch, to catch, to observe and to contemplate.
Honestly, I do not even know the course that was ours on the roads of France, but I often feel that while traveling in my country, my road crosses the imaginary line that we then took, this tenuous Ariadne thread that today I continue to see unfold like an imaginary ball of wool.
For years, I unrolled and rewound this fragile thread, moving away and getting closer to my starting point. After having thus deconstructed sometimes, I started to rebuild too. Not to make the path in the other direction, one can only advance during his existence, but on the contrary, to learn from where I come, where I go and who I am.
It is undoubtedly from there that comes this very strange feeling to recognize places by which I do not have the memory to have passed, to find smells and to catch lights, that I do not know and which I couldn't even suspect existed. I reconcile, I recut and reconstruct mental images from the library of my memories while always allowing myself to be surprised, whether by an unknown place or by a site visited over and over again.
For weeks I have been back. I don't stop mentally escaping though. I keep exploring. If I came back to the fold, like these migratory birds which after months of surfing the trade winds and playing hide and seek with the clouds, find their cozy nest again after being spotted by the stars and recognize them the second they put their feet on the ground that they are at home, I continue to make wonderful discoveries.
On the one hand, I find my bearings. The fridge is still there, in the same place. The bathroom has not moved, the living room still exhales the smells of my childhood and I recognize the familiar scents of this "home". On the other hand, I know that in a few weeks, or even a few months, I will be on the road again, but whatever. I’m getting drunk on what I get. I land and fold my wings, dreaming of all these countries crossed and reveling in this rediscovered warmth.
In the meantime, #stayathome!